Un rappel apprécié des conditions de licéité d’un réseau de distribution sélective par la Cour de cassation qui soulève néanmoins des interrogations

Dans un arrêt du 16 mai 2018 (n°16-18174), la Cour de cassation met un terme à une confusion qui semblait s’installer dans le raisonnement de la Cour d’appel de Paris et repose le cadre de l’examen de la licéité d’un réseau de distribution sélective.

En l’espèce, les sociétés Marvale et France Télévisions à qui, respectivement, Coty reprochait la commercialisation des produits sélectifs sur le site internet iloveparfums sans avoir été agréé et le fait d’avoir, lors d’une émission, fait la promotion de ce site internet, contestaient en défense la licéité du réseau sélectif mis en place par Coty.

En appel, ces deux sociétés avaient été suivies par la Cour d’appel de Paris (arrêt du 25 mai 2016, n°14/03918). En effet, après avoir relevé que le réseau de distribution sélective de Coty remplissait les trois critères de licéité d’un tel réseau (la nature des produits justifie la mise en place du réseau, les revendeurs sont choisis sur la base de critères objectifs fixés de manière uniforme et appliqués de manière non discriminatoire, les critères de sélection sont proportionnés par rapport à l’objectif de protection de la qualité et de bon usage des produits), la Cour d’appel concluait finalement à l’illicéité du réseau dans la mesure où les conditions de l’exemption par catégorie (part de marché inférieure à 30% et absence de « clauses noires » dans l’accord de distribution sélective), prévue par le règlement 2791/1999, remplacé par le règlement 330/2010, n’étaient pas remplies.

En d’autres termes, la Cour d’appel de Paris semblait affirmer qu’un réseau de distribution sélective licite pourrait quand même être illicite et imposait ainsi le franchissement d’une double barrière à la licéité d’un tel réseau !

Il est intéressant de relever que quelques semaines plus tard, dans une seconde affaire l’opposant à un autre revendeur en ligne, la société Brandalley exploitant un site internet éponyme, Coty se heurtait à nouveau à la résistance de la Cour d’appel de Paris. Cette dernière, en suivant exactement le même raisonnement que dans l’arrêt « Marvale/France Télévisions » – quasiment au mot près ! -,  confirmait que le réseau sélectif de Coty était illicite au motif que les critères du bénéfice de l’exemption par catégorie n’étaient pas réunis et rejetait toutes les demandes de Coty (arrêt du 29 juin 2016, n°14/00335).

En parallèle, un autre fournisseur de produits cosmétiques et de parfumerie de luxe à la tête d’un réseau de distribution sélective, L’Oréal Produits de Luxe France (« L’Oréal »), obtenait une décision favorable de la Cour d’appel de Paris le 14 mars 2017 (n°15/23991) sur la base du même raisonnement que celui adopté dans les deux affaires citées. Cependant, contrairement à Coty, la Cour d’appel de Paris relevait cette fois que L’Oréal démontrait qu’elle ne dépassait pas le seuil de 30% de part de marché et que les contrats de distribution sélective de L’Oréal ne contenaient pas de « clauses noires » au sens du règlement d’exemption. Dès lors, la Cour d’appel confirmait la licéité du réseau sélectif de L’Oréal et, par conséquent, recevait ses demandes.

Il ressort donc de ces arrêts, en dépit de leurs solutions différentes, que la Cour d’appel de Paris avait développé une pratique jurisprudentielle consistant à établir un lien clair entre la licéité d’un réseau sélectif et le bénéfice de l’exemption par catégorie des accords de distributeur agréé.

Dans son arrêt du 16 mai 2018, rendu au visa des articles 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (« TFUE ») et L.420-1 du Code de commerce, la chambre commerciale de la Cour de cassation vient remettre en question cette pratique jurisprudentielle et donne ainsi raison à Coty d’avoir poursuivi son aventure judiciaire jusqu’en cassation ! Selon la Cour de cassation, « la circonstance, à la supposer établie, que l’accord ne bénéficie pas d’une exemption par catégorie n’implique pas nécessairement que le réseau de distribution sélective contrevient aux dispositions de l’article 101, par paragraphe 1 TFUE ».

La Cour de cassation refuse donc de faire du bénéfice de l’exemption par catégorie de l’accord de distribution sélective une condition de licéité du réseau de distribution sélective. Cette suppression de la double barrière mise en place par la Cour d’appel de Paris paraît cohérente avec le statut particulier de la distribution sélective face à l’interdiction des pratiques anticoncurrentielles.

En effet, les lignes directrices de la Commission européenne sur les restrictions verticales posent très clairement le principe selon lequel « la distribution sélective purement qualitative ne relève pas de l’article 101, paragraphe 1, car elle ne produit pas d’effets préjudiciables à la concurrence pour autant que trois conditions soient remplies » (point 175). Il s’agit des trois critères de licéité d’un réseau sélectif énoncés précédemment. Ce principe est également largement repris par la jurisprudence.

En réalité, dès lors qu’un réseau sélectif (et ainsi les accords de distributeurs agréés qui en sont la concrétisation) remplit les critères de licéité susmentionnés, il sort du champ d’application de l’article 101, paragraphe 1 du TFUE.

Or, « le règlement d’exemption par catégorie n’est applicable qu’aux accords entrant dans le champ d’application de l’article 101 paragraphe 1 [du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne] » (point 8 des lignes directrices).

Par conséquent, s’agissant d’un réseau de distribution sélective licite au regard des trois critères susmentionnés, la question du bénéfice de l’exemption par catégorie des accords de distributeur agréé ne devrait pas se poser.

Peu de temps avant que la Cour de cassation ne rende son arrêt, la Cour d’appel de Paris semblait faire un premier pas dans le même sens en relevant, dans un arrêt du 28 février 2018 (n°16/02263), qu’ « un système de distribution sélective de produits de luxe visant, à titre principal, à préserver l’image de luxe de ces produits n’est pas contraire à l’article 101, paragraphe 1, TFUE, pour autant que le choix des revendeurs s’opère en fonction de critères objectifs de caractère qualitatif, fixés d’une manière uniforme à l’égard de tous les revendeurs potentiels et appliqués de façon non discriminatoire, et que les critères définis n’aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire. Si ces critères [de sélection des distributeurs] ne satisfont pas à ces conditions [de licéité du réseau sélectif] (nous soulignons), le système de distribution sélective est exonéré, s’il ne contient aucune restriction caractérisée, et sous réserve que fournisseur et distributeurs aient une part de marché inférieure à 30% ».[1]

Grâce à l’arrêt de la Cour de cassation du 16 mai 2018, il est clair désormais que les clauses litigieuses d’un contrat de distributeur agréé doivent, en premier lieu, faire l’objet d’un examen pour déterminer si oui ou non elles revêtent un caractère anticoncurrentiel (par objet ou par effet), ce qui signifie que la clause concernée doit être analysée au regard des critères de licéité d’un réseau de distribution sélective. Concrètement, cela revient à se demander si l’exigence ou l’interdiction posée par la clause litigieuse remplit lesdits critères.

Si la clause ne passe pas ce premier test et que, de ce fait, il est établi qu’elle revêt un caractère anticoncurrentiel, la seconde étape consistera à se demander si l’accord contenant les clauses (et, par-là, le réseau sélectif en lui-même) peut être « racheté » par le mécanisme de l’exemption par catégorie. Ce sauvetage étant possible si et seulement si (i) il n’existe aucune « clauses noires » dans l’accord et (ii) l’exigence du pourcentage de chiffre d’affaires est respectée.

Il ne faut toutefois pas perdre de vue que la Cour de cassation n’exclut pas totalement que l’absence de bénéfice de l’exemption par catégorie des accords de distributeur agréé puisse impliquer l’illicéité du réseau de distribution sélective (« (…) n’implique pas nécessairement (…) »).

L’on peut s’interroger sur la signification d’une telle formulation employée par la Cour de cassation. Cela pourrait laisser penser qu’une différence pourrait être faite en fonction de la raison pour laquelle un accord de distributeur agréé perd le bénéfice de l’exemption par catégorie.

Deux conditions doivent être remplies pour bénéficier de cette exemption : une part de marché inférieure à 30% et l’absence de « clauses noires » dans l’accord concerné. Ces deux conditions sont cumulatives.

Ainsi, la perte du bénéfice de l’exemption par catégorie peut être observée dans plusieurs cas : (i) le cas où un accord ne contient aucune clause noire mais où le seuil de part du marché de 30% est dépassé, (ii) le cas où le seuil de 30% est respecté, mais où l’accord contient une ou des « clause(s) noire(s) », (iii) le cas où ni l’une, ni l’autre des conditions n’est remplie.

La formulation nuancée de la Cour de cassation ne pourrait-elle pas signifier que seule la perte du bénéfice de l’exemption en raison précisément de la présence de « clauses noires » dans l’accord pourrait être prise en compte au stade de l’examen de la licéité du réseau de distribution sélective. En revanche, la perte de l’exemption uniquement en raison de la méconnaissance du seuil de la part de marché ne serait pas de nature à remettre en cause la licéité d’un réseau.

La Cour établirait ainsi une échelle d’importance entre les deux conditions de bénéfice de l’exemption par catégorie.

L’arrêt qui sera rendu par la Cour d’appel de renvoi pourra peut-être apporter quelques éclaircissements sur ce point.

A suivre donc…

[1] Néanmoins, en pratique, la Cour d’appel de Paris, après avoir conclu à la licéité des clauses, persiste à poursuivre leur examen en se demandant si elles constituent des clauses noires au sens du règlement d’exemption par catégorie n°330/2010.