Temps de déplacement domicile lieu de travail pour les itinérants

Cour de Justice de l’Union Européenne, 10 septembre 2015

Dans des circonstances dans lesquelles les travailleurs n’ont pas de lieu de travail fixe ou habituel, constitue du «temps de travail», au sens de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003, le temps de déplacement que ces travailleurs consacrent aux déplacements quotidiens entre leur domicile et les sites du premier et du dernier client désignés par leur employeur.


Dans cet arrêt la CJUE s’est prononcée sur le temps passé en déplacement du domicile au lieu de travail, lorsque ce lieu de travail n’est pas le siège de l’entreprise ou un établissement, mais le site d’un client.

La question était posée dans le cadre d’un contentieux devant les tribunaux espagnols, dans une affaire où des salariés intervenaient sur des sites de clients, après que l’agence régionale de l’employeur ait été supprimée. Lorsqu’elle existait, le temps de travail était décompté depuis le départ de l’agence régionale, et jusqu’au retour à cette agence. Après sa suppression, l’employeur avait fait courir le décompte du temps à l’arrivée sur le site du premier client, et l’arrêtait au départ du site du dernier client. Les salariés réclamaient donc, via les syndicats, que le temps soit décompté à compter de leur départ de leur domicile. Le contentieux portait donc sur le temps de déplacement domicile-site du premier client, et en fin de journée, site du dernier client-domicile.

La décision porte non pas sur la rémunération de ces temps, mais sur la question de savoir s’il s’agit de temps de travail ou de temps de repos. En effet, la CJUE était saisie sur l’application de la Directive UE 2003/88/CE du 4 novembre 2003, dont l’objet, aux termes de son article 1, ne porte que sur les prescriptions minimales de sécurité et de santé en matière d’aménagement du temps de travail, et s’applique donc aux périodes minimales de repos journalier, de repos hebdomadaire et de congé annuel ainsi qu’au temps de pause et à la durée maximale hebdomadaire de travail (outre à certains aspects du travail de nuit, du travail posté et du rythme de travail).

Le temps de travail est défini par la Directive comme toute période durant laquelle le travailleur est au travail, à la disposition de l’employeur, et dans l’exercice de son activité ou de ses fonctions. Le temps de repos étant défini comme toute période qui n’est pas du temps de travail (article 2 de la Directive).

La CJUE a donc considéré que dans l’affaire qui lui était soumise, le temps de déplacement des itinérants entre leur domicile et le site de leur premier et dernier client désigné par l’employeur, devait être considéré comme du temps de travail.

Pour arriver à cette conclusion, elle a analysé les faits de l’espèce pour vérifier si la situation correspondait aux trois critères de la directive.

– L’activité ou les fonctions du salarié : lorsqu’ils se déplacent chez les clients désignés par l’employeur les salariés sont bien dans l’exercice de leur activité ou leurs fonctions.

– A la disposition de l’employeur : pendant leur déplacement, les salariés sont soumis aux instructions de leur employeur, car celui-ci peut par exemple modifier l’ordre des rendez-vous. A l’objection avancée que pendant le temps de déplacement les salariés pouvaient se livrer à des occupations personnelles, la cour répond qu’il appartient à l’employeur de mettre en place les instruments de contrôle nécessaires pour limiter les abus éventuels.

– Au travail : dès lors que les déplacements sont consubstantiels à la qualité de travailleur n’ayant pas de lieu de travail fixe ou habituel, ils doivent être considérés comme étant au travail car le lieu de travail ne peut pas être réduit aux lieux d’intervention physique chez les clients. A ce sujet la cour a observé que, avec la suppression des bureaux régionaux, les salariés ont perdu la possibilité de déterminer librement la distance séparant leur domicile de leur lieu de travail. Bien que cela ne soit pas dit dans l’arrêt il nous semble que c’est cela qui peut justifier la différence de traitement entre les salariés itinérants et ceux qui se rendent chaque jour sur le site de l’employeur et pour lesquels le déplacement n’est pas du temps de travail.

Les dispositions du droit français ne sont pas tout à fait conformes à cette analyse.

En droit français, le temps de déplacement domicile-lieu de travail n’est, par principe, pas du temps de travail effectif ; ceci est posé par l’article L3121-4 du Code du travail : « Le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d’exécution du contrat de travail n’est pas un temps de travail effectif. Toutefois, s’il dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il fait l’objet d’une contrepartie soit sous forme de repos, soit financière.» Cette disposition s’applique à tous les déplacements domicile-lieu de travail, sans distinction entre le cas du salarié qui travaille habituellement dans les locaux de l’employeur et celui du salarié itinérant.

Le Code du travail n’impose donc de prendre en compte le temps de déplacement que lorsqu’il excède le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, ce qui ne permet pas de régler la question lorsqu’il n’y a pas de lieu de travail habituel.

Par contre, au regard de la rémunération, le droit français, en exigeant une contrepartie financière ou en repos (et non la rémunération comme temps de travail) n’est pas en contradiction avec les dispositions du droit européen telles qu’interprétées par la CJUE. En effet, celle-ci ne se prononce pas sur la rémunération à verser pour ce temps de travail qu’elle définit. Au contraire, elle précise (points 47 à 49) que l’employeur reste libre de déterminer la rémunération du temps de déplacement domicile-clients, et que le mode de rémunération relève, non pas de la directive, mais des dispositions pertinentes du droit national.

En l’état, il n’est pas certain que la directive du 4 novembre 2003 telle qu’interprétée par l’arrêt commenté, soit appliquée par les juridictions sociales françaises. La Cour de cassation a en effet plusieurs fois posé que cette directive ne peut permettre, dans un litige entre des particuliers (ceci visant aussi les personnes morales), d’écarter les effets d’une disposition de droit national contraire (voir notamment la solution en matière d’arrêt de travail pour maladie et congés payés, Cass. Soc. 10 décembre 2014, n° 13-17743).

Mais l’on peut néanmoins anticiper des revendications formulées sur le fondement de la solution donnée par la CJUE, notamment par des itinérants qui argueraient que le repos quotidien de 11 heures ne se décompte qu’à compter de l’arrivée au domicile et qu’il prend fin le lendemain à l’heure du départ du domicile.

Anne CIRET

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