L’auteur et sa société à l’épreuve du droit moral et de la prescription

CA Paris Pôle 5 Ch.1, 7 décembre 2011

 

Cet arrêt de la Cour d’appel de Paris aborde différents thèmes intéressant le droit moral de l’auteur et le rôle de sa société, la prescription, les nullités et la rescision pour lésion.

Pour comprendre la motivation très fournie de cet arrêt, il est nécessaire de rappeler le contexte contractuel et l’origine du litige : une célèbre maison de couture avait conclu avec la société constituée par un designer en bijoux, une série de contrats dits de « création de modèles originaux » ainsi que des contrats de cession de droits.

Au terme d’une collaboration de plusieurs décennies, les parties avaient conclu un « accord final » afin de préciser les règles applicables lorsque la maison de couture devait solliciter l’accord de l’auteur pour modifier ou adapter ses créations et il avait été convenu que chaque autorisation donnerait lieu au paiement d’une somme forfaitaire à la société de l’auteur, mais qu’aucune rémunération ne serait due pour de simples changements de couleurs de matières ou de pierres.

L’auteur ayant par la suite refusé des autorisations pour des adaptations non payantes, la maison de couture avait assigné, en nullité de l’« accord final », l’auteur et sa société, qui avaient reconventionnellement conclu à la nullité des différents contrats et accords intervenus, et subsidiairement à la rescision pour lésion de ces conventions.

(i) Sur la nullité de l’ « accord final » : La maison de couture faisait valoir que cet accord avait pour objet « des choses hors du commerce à savoir l’exercice à titre onéreux par l’auteur de son droit moral », privant ainsi de cause licite l’obligation de paiement qu’elle avait contractée.

L’auteur et sa société sollicitaient, à titre reconventionnel, la nullité du même accord, en faisant valoir que la clause permettant à la maison de couture de modifier ou d’adapter les bijoux, en ce qu’elle subordonnait la possibilité de refuser les modifications ou adaptations à l’existence de motifs sérieux et légitimes (qui n’étaient pas définis), constituait une restriction à l’exercice du droit moral de l’auteur.

Constatant que les parties se rejoignaient pour soutenir que l’ « accord final » était nul, la Cour d’Appel a sur ce point confirmé le jugement « conformément aux demandes concordantes des parties » mais sans se prononcer à ce stade sur leurs argumentations respectives.

La Cour a en revanche refusé de faire droit à la demande de la maison de couture qui sollicitait, en conséquence de la nullité, la restitution des sommes versées à la société de l’auteur en contrepartie des autorisations données ; la Cour a en effet estimé que la maison de couture se trouvait elle-même dans l’impossibilité de restituer « les prestations reçues, à savoir les autorisations accordées dès lors que les modifications ou adaptations concernées ayant été réalisées et les bijoux ainsi modifiés ou adaptés vraisemblablement vendus à des tiers de bonne foi ».

(ii) Sur la nullité des contrats de création de modèles et de cession de droits :

– La prescription

L’auteur et sa société faisaient valoir que l’action en nullité de ces clauses, qui selon leur argumentation devaient s’analyser comme « une revendication du plein exercice du droit moral de l’auteur », échappait à la prescription car le droit moral est imprescriptible.

En application des dispositions de l’article 2224 du Code Civil (tel que modifié par la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008), le Tribunal a jugé cette demande irrecevable car prescrite, s’agissant des contrats conclus avant le 31 août 2004, soit plus de 5 ans avant le 31 août 2009, date des conclusions comportant pour la première fois de telles demandes de nullité.

Après avoir rappelé les stipulations de la clause des contrats relatives au droit d’adaptation, selon laquelle le droit de modifier et d’adapter les créations était cédé par la société de l’auteur, la Cour a successivement considéré que la société de l’auteur n’avait pas qualité pour agir en vue de la défense du droit moral, que la maison de couture ne contestait nullement le libre et plein exercice de ce droit par l’auteur et que rien ne justifiait en conséquence que cette action en nullité relative d’une disposition contractuelle échappe à la prescription de l’article 2224 du Code Civil.

La Cour a par ailleurs considéré que l’argumentation de l’auteur et de sa société tirée de l’imprescriptibilité du droit moral était dénuée de pertinence au regard des clauses des contrats qui n’intéressaient que les droits patrimoniaux de l’auteur.

– Les demandes non prescrites

¤ S’agissant des contrats postérieurs, l’auteur tentait de démonter que ceux-ci étaient tripartites du fait de la présence, en fin de contrat, d’une déclaration d’intervention signée par lui en son nom personnel.Pour la Cour, cette simple déclaration d’intervention confirmait au contraire l’absence de lien contractuel patrimonial entre l’auteur et la maison de couture et ne créait aucune source d’obligations réciproques entre l’auteur et cette dernière.

Ainsi, la Cour a estimé que les moyens de nullité tirés de prétendues violations du droit moral étaient inopérants puisque seul l’auteur avait qualité pour s’en prévaloir et qu’il n’était pas, en l’espèce, partie au contrat à titre personnel, les contrats n’obligeant que sa société et la maison de couture.

¤ La Cour a par ailleurs examiné les clauses par lesquelles la société de l’auteur cédait à la maison de couture le droit de modifier et/ou d’adapter les créations sous réserve de l’accord écrit de ladite société qui ne pouvait retenir cet accord que pour des motifs sérieux et raisonnables.

La Cour a considéré que, d’une part cette clause ne créait d’obligation qu’à la charge de la société de l’auteur et que cette dernière n’avait pas qualité pour défendre, sur ce point, le droit moral de l’auteur et que d’autre part, elle n’emportait pas renonciation a priori de l’auteur au droit au respect de son œuvre mais lui laissait, au contraire, intégralement le droit de s’opposer à toute modification ou adaptation qui n’aurait pas reçu son agrément.

La Cour a ainsi considéré que le Tribunal avait retenu à tort que cette clause portait atteinte au principe de l’inaliénabilité du droit moral de l’auteur et a donc infirmé le jugement sur ce point.

(iii) Sur la rescision pour lésion

¤ L’auteur entendait à voir prononcer la rescision pour cause de lésion des clauses de rémunération forfaitaire prévues dans les contrats de création.

Après avoir rappelé que l’action en rescision (prévue par l’article L 131-5 du Code de la Propriété Intellectuelle) est ouverte à l’auteur à l’encontre de son propre cessionnaire, mais non à l’encontre de son sous-cessionnaire, et qu’en l’espèce les contrats avaient été conclus entre la maison de couture et la société de l’auteur, la Cour a estimé qu’il était irrecevable à agir en rescision.

¤ En outre, la Cour a considéré que la clause d’intervention de l’auteur dans ces contrats (par laquelle il reconnaissait que seule sa société lui donnerait une rémunération pour les services rendus et les droits cédés en exécution du contrat et que la maison de couture ne lui devrait aucune rémunération, aucun paiement ou indemnité), avait précisément pour objet de confirmer que les clauses de rémunération de ces contrats ne concernaient pas l’auteur pris comme auteur à titre personnel mais seulement la société qu’il représentait.

(iv) Sur la violation du droit à la paternité de l’auteur sur ses œuvres

¤ Les contrats comportaient une clause selon laquelle ni l’auteur ni sa société ne pourraient divulguer au public leur rôle dans la création de bijoux, sans l’accord préalable de la maison de couture.

L’auteur et la société estimaient qu’une telle clause interdisait à l’auteur de se prévaloir de la paternité de ses œuvres, mais la Cour a considéré que si cette clause avait « en effet pour conséquence de permettre à la [maison de couture] d’exploiter les créations de [l’auteur] sans faire mention de son nom » elle n’emportait pas « pour autant l’aliénation de son droit à paternité mais lui laisse au contraire la faculté d’exiger à tout moment la mention de son nom sur ces créations » et « qu’elle prévoit seulement que [l’auteur] ne pourra prendre l’initiative d’exercer seul cette faculté de divulguer son rôle sans en avoir préalablement référé à son partenaire ».

En outre, la Cour relève que l’auteur ne justifiait pas avoir « au moins une fois (…) exprimé sa volonté de voir son nom mentionné sur les créations et que cette volonté se serait opposée à un refus de [la maison de couture] » et a donc rejeté ces demandes en l’absence de preuve de réelles atteintes au droit de paternité.

Outre les points de droits soulevés, cette décision apporte un éclairage intéressant sur la pratique contractuelle tenant à faire intervenir un auteur (ou un artiste) à un contrat sans que ce dernier en devienne pour autant tripartite.

Dorothée SIMIC

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