L’affaire Poilâne : exploitation du nom patronymique et exception d’homonymie

Cass. com. 17 mars 2021, n°18-26.388, 19-16.688

Si depuis 1932 ce sont ses pains authentiques qui s’amoncèlent sur les présentoirs de ses boulangeries, la célèbre Maison Poilâne empile depuis quelques années des actions en contrefaçon de marque devant les tribunaux. Dernièrement, la Cour de cassation s’est prononcée au sujet d’un litige opposant la société Poilâne à la société Julien Poilâne, la première agissant contre la seconde pour contrefaçon de la marque « Poilâne ».    

En l’espèce, en 1974, la société Poilâne dépose la marque « Poilâne » pour désigner ses pains, biscuits, gâteaux, pâtisseries et confiseries. Cette société n’est cependant pas la seule au fournil; un boulanger parisien – Max Poilâne – avait déposé la marque « Max Poilâne » en 1982. La société Poilâne avait alors assigné Max Poilâne pour lui interdire l’usage du patronyme « Poilâne » et obtenir l’annulation de la marque « Max Poilâne ». Par un arrêt du 9 décembre 1992, la cour d’appel de Paris rejette ces demandes mais assortit sa décision d’un règlement d’usage entre les deux parties; si Max Poilâne est autorisé à exploiter sa marque, celle-ci doit impérativement être précédée « immédiatement sur la même ligne du prénom MAX dans les mêmes caractères de même dimensions de même couleur et de même tonalité, en y ajoutant immédiatement en dessous en caractères lisibles l’adresse ou les adresses de leur établissement ». Ce type de réglementation est souvent mis en place par les juges pour éviter tout danger de confusion tout en permettant au commerçant l’usage de son nom pour son activité lorsque ce même nom est déjà utilisé par un concurrent1.

Le fils de Max Poilâne – Julien – s’était inspiré de son père et avait décidé d’utliser le signe « Julien Poilâne » comme dénomination sociale et nom commercial de sa propre activité, et la marque « Max Poilâne » en qualité de licencié. C’est dans ces circonstances que la société Poilâne assigne alors la société Julien Poilâne, soutenant notamment que la dénomination sociale et l’enseigne choisis par cette dernière constituent une contrefaçon de la marque « Poilâne » enregistrée en 1974.

Le 28 novembre 2018, la cour d’appel de Lyon2 rejette la demande visant l’interdiction du signe « Julien Poilâne » en tant que dénomination sociale, fondant sa décision sur l’exception d’homonymie visée à l’article L. 713-6 du CPI (dans sa rédaction antérieure à la réforme).

Néanmoins, la cour d’appel nuance en admettant qu’il existe un risque de confusion entre les signes « Poilane » et « Julien Poilane » mais que ce risque de confusion ne justifie pas une interdiction du signe « Julien Poilane » mais plutôt une réglementation3. La cour sanctionne toutefois l’usage de la marque « Max Poilâne » reprise par Julien Poilâne, qui n’avait pas été réalisée dans des conditions conformes au règlement d’usage imposé par la cour d’appel de Paris en 1992. Les dispositions d’un règlement d’usage d’une marque s’imposent au titulaire comme au licencié4.

La société Poilâne forme un pourvoi devant la Cour de cassation, invitant la chambre commerciale à se prononcer sur les conditions dans lesquelles un commerçant peut valablement exploiter son nom patronymique pour son activité commerciale lorsque ce même nom est enregistré en tant que marque par un concurrent.

Dans son arrêt du 17 mars 2021, la Haute juridiction relève tout d’abord que la société intimée utilise le vrai nom patronymique de son dirigeant, à savoir « Julien Poilâne », lequel exerce des fonctions réelles de direction. De plus, la Cour estime qu’aucun élément ne permet d’affirmer que ce dernier a agi comme prête-nom en vue de permettre à sa société d’utiliser frauduleusement le patronyme « Poilâne »5.

La Cour de cassation poursuit en considérant que le caractère « notoire » de la marque « Poilâne », allégué par l’appelante, n’est pas, en l’espèce, exclusive de la bonne foi invoquée par la société Julien Poilâne. C’est un point intéressant ici car la jurisprudence avait déjà retenu la fraude lorsqu’un homonyme second avait cherché à profiter de la notoriété que son nom avait acquis grâce aux efforts d’un homonyme premier6.

La Cour de cassation juge ainsi que la société Julien Poilâne, de bonne foi, est fondée à invoquer l’exeption d’homonymie prévue par l’article L. 713-6, a) du code de la propriété intellectuelle (dans sa rédaction antérieure à la réforme). Quid de la pérénité de cette solution au regard de la nouvelle rédaction issue de l’ordonnance transposant la directive Paquet Marques7 ? En effet,
l’article L. 713-6 ne vise dorénavant plus spécifiquement l’usage en tant que dénomination sociale, nom commercial ou enseigne, mais évoque plus largement l’usage « dans la vie des affaires » et « conformément aux usages loyaux du commerce ». Par conséquent, l’exception de bonne foi sera retenue sauf à considérer un usage déloyal du signe ; il sera intéressant d’appréhender à l’avenir l’interprétation qui sera faite de cette déloyauté par les juges.

D’autre part, la Cour de cassation retient que l’usage de la dénomination « Julien Poilâne » à titre de dénomination sociale porte atteinte à la marque « Poilâne ». Les produits fabriqués et commercialisés par les deux sociétés étant identiques et similaires, il ressort de la comparaison des deux signes, que la reprise du nom patronymique « Poilâne » fait naître un risque de confusion pour un consommateur d’attention moyenne. La Cour précise que l’ajout du terme « Julien » n’est pas en mesure d’atténuer les ressemblances visuelles et phonétiques mises en évidence, dans la mesure où la dénomination « Poilâne » est distinctive au regard des produits en cause et a un caractère dominant au sein du signe contesté.

Enfin, la Cour de cassation casse l’arrêt d’appel sur un point de procédure. En effet, Max Poilâne et la société civile d’exploitation de la marque Max Poilâne (SCEMMP), parties en première instance avaient formé un appel incident, sans pour autant avoir été intimés. La cour d’appel les avait déclaré irrecevables. Cet arrêt est cassé aux visas des articles 549 et 550 du code de procédure civile ; pour la Cour de cassation, la recevabilité d’un appel ne dépend pas de la qualité d’intimé de la partie qui l’a interjeté. Par voie de conséquence, la cassation des chefs de dispositif déclarant irrecevables l’appel incident formé par Max Poilâne et la SCEMMP entraîne celle des chefs de dispositif condamnant la société Julien Poilâne pour actes de contrefac?on de la marque « Poilâne » par un usage de la marque « Julien Poilâne » non conforme à la réglementation définie par l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 9 décembre 1992, dans la mesure où les prétentions de Max Poilâne et de la SCEMMP relatives à cette réglementation n’ont pas été examinées.

La cour d’appel de renvoi est donc invitée à apprécier de nouveau l’usage de la marque « Max Poilâne » par la société Julien Poilâne, en tenant compte, cette fois-ci, des prétentions soutenues par les parties intervenantes.

Samuel BRAMI

1 Pour d’autres exemples de  ce type règlement d’usage : TGI Paris, 16 oct. 1991, PIBD 1992. III. 80 « Michel Oliver » ; Cass. com. 5 nov. 1985, n°83-15.017, D. 1987. 22, obs. J.-J. Burst « Morabito »

2 CA Lyon, 1ère chambre civile a, 29 novembre 2018, n°15/01320

3 Une telle règlementation n’est pas demandée par la société Poilâne, et la cour ne peut juger ultra petita, c’est-à-dire sur une prétention qui ne lui a pas été soumise

4 Voir le commentaire de l’arrêt: Nomos – Les dispositions d’un règlement d’usage d’une marque s’imposent au titulaire comme au licencié.

5 Lorsque l’utilisation d’un homonyme n’est faite que pour profiter de l’homonymie, il y a fraude, et le choix du nom patronymique est sanctionné par une interdiction pure et simple. En ce sens : CA Angers, 28 avril 1920, Ann. Propr. Ind. 1920. 271 Cointreau ; CA Paris, 30 mai 1988, RDPI 1988, n°19, p. 83 Givenchy

6 Cass. com. 27 février 1996, n°94-16.885, PIBD 1996. III. 310 ; Cass. com. 9 nov. 1987, n°85-12.261, Bull. civ. IV, n°234, Leclerc

7 Ordonnance n°2019-1169 du 13 novembre 2019