La place du rapport d’expertise dans l’évaluation du dommage résultant de pratiques anticoncurrentielles

Par arrêt rendu le 1er mars 2023, la Chambre commerciale de la Cour de cassation vient confirmer pour l’essentiel l’indemnisation à hauteur de 180 000 millions d’euros qui avait été accordée par la Cour d’appel de Paris à Digicel Antilles au titre des préjudices dont elle avait souffert en raison des pratiques anticoncurrentielles mises en œuvre par Orange Caraïbe et France Télécom.

La Cour de cassation a notamment approuvé la Cour d’appel de Paris d’avoir chiffré le préjudice sur la base des seules conclusions du rapport d’expertise produit par Digicel Antilles.

A cet égard, alors qu’Orange Caraïbe et France Télécom reprochaient à la Cour d’appel de ne pas s’être assurée de l’exactitude des données du rapport d’expertise retenu, la Cour de cassation relève cependant que l’évaluation présentait un « caractère raisonnable » puisqu’elle répondait notamment aux critiques du rapport d’expertise adverse.

La Cour de cassation relève dès lors que les juges du fond ne se sont pas « pas exclusivement fondé[s] sur une expertise privée réalisée à la demande d’une partie », mais qu’ils ont tranché entre deux analyses divergentes, ce qui leur était possible de faire, selon la Cour de cassation, sans inverser la charge de la preuve ni manquer au principe du contradictoire.

L’arrêt Tráficos Manuel Ferrer (aff. C-312/21), rendu le 16 février 2023 dans le cadre d’un litige entre des propriétaires espagnols de camions et le constructeur automobile Daimler apporte, quant à lui, plusieurs clarifications sur les conditions d’application de l’article 17§1 de la Directive Dommages.

Pour rappel, cet article permet aux juridictions nationales, sous certaines conditions, de procéder, de leur initiative, à une estimation du préjudice, indépendamment des rapports d’expertise produits par les parties.

Aux termes de cet article, cette possibilité de recourir à une « estimation judiciaire » est réservée dans les cas où « il est établi qu’un demandeur a subi un préjudice, mais qu’il est pratiquement impossible ou excessivement difficile de quantifier avec précision le préjudice subi sur la base des éléments de preuve disponibles ».

En réponse aux questions préjudicielles, la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») précise que la seule existence d’incertitudes résultant de l’affrontement d’arguments et d’expertises dans le cadre du contradictoire ne correspond pas au degré de complexité requis pour permettre l’application de l’estimation judiciaire.

Selon la CJUE, l’estimation judiciaire est en revanche possible « par exemple » en cas de « difficultés particulièrement importantes d’interprétation des documents produits » pour le calcul de la répercussion des surcoûts.

Toujours est-il que, comme le précise la CJUE, il n’appartient pas au juge national « de se substituer à [la partie demanderesse] ni de combler ses carences », de sorte qu’il est d’abord nécessaire que les possibilités de recueillir des preuves aient été épuisées.

En effet, l’estimation judiciaire ne saurait intervenir dans les cas où l’impossibilité pratique d’évaluer le préjudice résulte de l’inaction de la partie demanderesse. Celle-ci devra veiller donc à requérir auprès du juge des injonctions de communication d’informations auprès de tiers (e.g. différents auteurs de la pratique anticoncurrentielle) ou de la partie défenderesse elle-même, en application de l’article 5§1 de la Directive Dommages.