La CEDH se prononce (aussi) sur le régime des hébergeurs

CEDH, Gde Ch., 16 juin 2015

La Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a eu l’occasion d’apporter sa pierre à l’édifice du régime dérogatoire des hébergeurs de contenus par une décision remarquée et dont l’approche est sensiblement différente de celle de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE).

Le litige d’origine oppose devant les juridictions estoniennes la société Delfi AS, éditeur d’un site web d’information, et l’un des actionnaires d’une société faisant l’objet d’un article sur ce site. Suite à cet article, des propos injurieux à l’encontre de cet actionnaire sont postés dans la section dédiée aux commentaires sous le texte de l’article.

La politique de Delfi en matière de publication de commentaires consistait à ne pas assurer de modération a priori, exception faite des termes obscènes filtrés automatiquement. Delfi se réservait également la possibilité de supprimer les messages insultants. Enfin, le site intégrait une fonctionnalité de retrait de commentaires sur notification.

Selon la Cour d’Etat estonienne, Delfi ne devait cependant pas bénéficier du régime dérogatoire prévu par la directive 2000/31 e-commerce, car son rôle n’était pas purement technique, automatique et passif s’agissant des commentaires. Elle estimait donc qu’il fallait considérer Delfi comme éditeur des commentaires, et faisait primer le respect de l’honneur et de la réputation sur la liberté d’expression pour confirmer la condamnation de Delfi à des dommages et intérêts.

L’affaire est portée devant la CEDH, Delfi se fondant sur une violation de la liberté d’expression. Le 10 octobre 2013, celle-ci rejetait le recours de Delfi, estimant qu’il n’y avait pas d’atteinte disproportionnée à la liberté d’expression, et cette dernière porte l’affaire devant la Grande Chambre de la CEDH.

Tout d’abord, la Cour considère qu’il n’est pas possible d’exiger qu’un site web supporte une responsabilité générale vis-à-vis des commentaires sur lesquels il n’a pas de contrôle éditorial. L’appréciation de la responsabilité peut cependant varier selon le type de site web. En creux, elle entend qu’un grand site d’actualité, exploité à titre professionnel et à des fins commerciales, invitant les internautes à commenter ses articles, devrait nécessairement supporter une responsabilité accrue en comparaison d’autres sites qui n’influencent en aucune manière le contenu généré par les utilisateurs ou à l’ampleur modeste.

La Cour procède ensuite à sa propre analyse du régime de responsabilité dont Delfi devait relever concernant la section dédiée aux commentaires. Elle estime ainsi que, dans la mesure où la société appelait activement les lecteurs à commenter afin de générer du trafic et des revenus publicitaires, les commentaires représentaient un intérêt économique.

Elle estime également que les mesures mises en place par Delfi, (charte de bonnes pratiques, possibilité de restreindre la possibilité de commenter, possibilité technique d’éditer ou supprimer les commentaires) caractérisait un contrôle important sur les commentaires. Elle valide ainsi le raisonnement de la Cour estonienne et écarte le régime dérogatoire des hébergeurs.

La Cour relève également que les mécanismes de filtrage mis en place en l’espèce n’avaient pas été suffisants pour empêcher la survenance d’un dommage, ce qui pouvait engager la responsabilité de l’éditeur. Elle valide ainsi sur ce point la décision estonienne et affirme que les Etats contractants sont fondés à juger qu’un site est responsable des commentaires, sans violation de la liberté d’expression, si le site ne prend pas de mesures pour retirer les commentaires illicites « sans délai après leur publication, et ce même en l’absence de notification ».

Loïc FOUQUET

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