Modération des commentaires des lecteurs sur un site de presse en ligne

CEDH, 1ère sect., 10 octobre 2013, Delfi AS c. Estonie, n°64563/09

Dans un arrêt du 10 octobre 2013, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) juge que la mise en cause, par les juridictions estoniennes, de la responsabilité d’une société propriétaire d’un portail internet d’information à raison des commentaires insultants de lecteurs ne viole pas le droit à la liberté d’expression de celle-ci prévu par l’article 10 de la Convention EDH.

En l’espèce, la société estonienne Delfi AS qui possède l’un des plus importants sites Internet d’information du pays, a publié sur son site un article concernant une société de ferries. Il y était question de la décision prise par cette société de modifier l’itinéraire emprunté par ses ferries pour rallier certaines îles. Chacun des lecteurs de cet article pouvait accéder aux messages des autres utilisateurs du site publiés sous l’article. Celui-ci avait suscité de nombreux messages injurieux ou menaçants à l’égard de la compagnie de ferries et de son propriétaire. Ce dernier engagea des poursuites contre Delfi. Un jugement rendu en juin 2008 lui donna gain de cause, les messages litigieux ayant été jugés diffamatoires et de nature à engager la responsabilité de la société Delfi. Le propriétaire de la compagnie de ferries se vit accorder 5.000 couronnes estoniennes à titre de dommages et intérêts (soit environ 320 euros).

La société Delfi fut déboutée de tous ses recours, les juridictions estoniennes estimant que Delfi contrôlait la publication des messages apparaissant sur le site et rejetant ainsi la thèse de l’intéressée selon laquelle les activités de la société revêtaient un aspect purement technique, automatique et passif au sens de la directive 2000/31/CE sur le commerce électronique.

La société Delfi a alors introduit une requête devant la CEDH, invoquant l’article 10 de la convention. La société reproche aux juridictions civiles estoniennes de l’avoir jugée responsable des messages écrits par les lecteurs de son site web.

La Cour relève d’emblée que la société soutenait qu’au regard de la directive sur le commerce électronique, sa responsabilité au titre des messages publiés par ses lecteurs était limitée. Toutefois, la Cour indique que c’est en premier lieu aux juridictions nationales qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Ainsi elle n’examine pas le grief de la société sur le terrain du droit de l’Union européenne.

La Cour relève ensuite que l’article 10 autorise les ingérences des Etats membres dans la liberté d’expression destinées à protéger la réputation d’autrui, pourvu que ces ingérences soient proportionnées eu égard aux circonstances de la cause. La question centrale qui se pose ici est donc de savoir si l’ingérence litigieuse était proportionnée au regard des faits de l’espèce.

Pour retenir l’absence de violation de l’article 10, la Cour se fonde sur différents éléments. En premier lieu, la Cour observe que les messages litigieux étaient injurieux, menaçants et diffamatoires. La Cour estime que compte tenu de la nature de l’article, la société devait s’attendre à la publication de tels messages et être particulièrement vigilante pour éviter de se voir reprocher une atteinte à la réputation d’autrui.

En second lieu, la Cour constate un manquement de la société Delfi aux fins d’empêcher la divulgation de tels messages. La société Delfi avait pris certaines mesures pour empêcher la publication de messages diffamatoires. La page web où était publié l’article avertissait les auteurs de messages qu’ils étaient responsables de leurs propos et prohibait les menaces et les insultes. Elle comportait également un dispositif de suppression des messages contenant certains termes vulgaires, les utilisateurs pouvant signaler aux administrateurs du site les messages jugés insultants afin qu’ils soient retirés. Toutefois, les avertissements en question n’ont pu empêcher la publication d’un grand nombre de messages insultants. En outre, ni le dispositif de filtrage automatique par mots-clés, ni le système de notification et de retrait n’ont permis de supprimer en temps utile les messages litigieux.

En outre, la Cour note que le portail d’information offre aux auteurs de messages une garantie d’anonymat. Dès lors, la compagnie de ferries n’aurait pu poursuivre les auteurs des messages litigieux à défaut de les identifier. La Cour souligne également que le portail d’informations tirait des profits commerciaux des messages qui y étaient publiés.

Enfin, la Cour constate que les sanctions infligées à la société Delfi étaient modérées. En effet l’intéressée a été condamnée à payer une somme de 320 euros et les tribunaux ne lui ont pas enjoint de mettre en place sur son portail des mesures de protection des droits des tiers susceptibles de restreindre sa liberté d’expression.

Au vu de l’ensemble de ces constatations, la Cour conclut que la mise en cause de la société DELFI à raison des messages litigieux s’analyse en une ingérence proportionnée et justifiée à sa liberté d’expression. Dès lors il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la CEDH en l’espèce.

Au regard de cette décision, la législation française en matière de modération ne devrait pas être considérée comme attentatoire à la liberté d’expression. En effet aussi bien l’hébergeur (article 6 de la loi du 21 juin 2004), que le directeur de publication (article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982) et désormais le producteur, à la suite d’une décision du Conseil constitutionnel en date du 16 septembre 2011, ne peuvent voir leur responsabilité mise en cause à raison des commentaires des utilisateurs que s’ils ont eu connaissance, préalablement à leur mise en ligne, du contenu des messages litigieux ou que, dans le cas contraire, ils se sont abstenus d’agir promptement pour les retirer dès qu’ils en avaient eu connaissance. Il s’agit ainsi d’une ingérence proportionnée et justifiée conforme aux préconisations de la CEDH.

Eve PIWNICA

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