Droit moral des auteurs d’une œuvre de collaboration et irrecevabilité de l’action

Cass. civ. 1, 21 mars 2018

Le coauteur d’une œuvre de collaboration peut agir seul pour la défense de son droit moral, mais à la condition que sa contribution puisse être individualisée. Si tel n’est pas le cas, le ou les autres coauteur(s) de l’œuvre de collaboration doivent être mis dans la cause à défaut de quoi l’action est irrecevable.

En l’espèce, l’exécuteur testamentaire en charge du droit moral de Jean Ferrat, compositeur et artiste-interprète, et le producteur de Jean Ferrat titulaire des droits de reproduction sur l’œuvre de l’artiste, reprochaient à une société tierce d’avoir publié un ouvrage sur Jean Ferrat, reproduisant 60 extraits des textes de 58 de ses chansons.

Par un jugement du 16 décembre 2016, estimant contrefaisantes les reproductions de 10 de ces 58 chansons, la Cour d’appel de Paris avait condamné la société éditrice.

La société éditrice avait formé un pourvoi pour contester devant la Cour de cassation sa condamnation pour contrefaçon pour la reproduction d’extraits des paroles de ces dix chansons. La société éditrice soutenait que :

  • les paroles de ces chansons ne pouvaient pas être qualifiées d’œuvre de collaboration ;
  • les reproductions litigieuses bénéficiaient de l’exception de courte citation ;
  • l’action engagée par l’exécuteur testamentaire et le producteur, qui n’avait pas mis dans la cause le coauteur de ces paroles, était irrecevable.

La société contestait en premier lieu l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris en ce qu’il avait considéré que les œuvres devaient être qualifiées d’œuvres de collaboration et non d’œuvres composites.

Pour rappel, l’article L.113-2 du Code de la propriété intellectuelle définit l’œuvre de collaboration comme étant « l’œuvre à la création de laquelle ont concouru plusieurs personnes physiques », tandis que le même article définit l’œuvre composite comme étant « l’œuvre nouvelle à laquelle est incorporée une œuvre préexistante sans la collaboration de l’auteur de cette dernière ». Ainsi, pour déterminer si une œuvre est de collaboration ou composite, la jurisprudence doit déterminer si, au-delà d’une pluralité d’apports originaux, il a existé un travail créatif, concerté et conduit en commun par plusieurs auteurs, ou une communauté d’inspiration et de but poursuivi, ou, à tout le moins, une inspiration commune.

En l’espèce, Jean Ferrat recevait des propositions de paroles de chansons de plusieurs paroliers, qu’il mettait ensuite en musique. Jean Ferrat avait ainsi pour 5 des chansons mis en musique des poèmes préexistants de l’auteur Louis Aragon.

La Cour de cassation a validé sur ce point l’arrêt de la Cour d’appel, qui avait selon elle justement caractérisé « la communauté d’inspiration de ses coauteurs », en raison d’un « échange mutuel » existant dans le processus d’élaboration des paroles de chansons, et des modifications que Jean Ferrat « proposait d’apporter aux textes ». S’agissant des poèmes de Jean Aragon que Jean Ferrat avait mis en musique, la Cour considère qu’il importe peu « que les textes soient issus de poèmes préexistants », dès lors qu’il est démontré que Jean Ferrat « s’entretenait avec Louis Aragon sur la manière de mettre en musique ses poèmes, sur le titre à leur donner ou les verbes à enlever (…) ». Selon la Cour de cassation, les paroles des chansons avaient donc à juste titre été qualifiées d’œuvres de collaboration.

La société éditrice auteur du pourvoi soutenait également que les citations reproduites dans son livre ne pouvaient être interdites car elles répondaient à l’exception dite de courte citation.

Pour rappel, en vertu de l’article L.122-5 du Code de la propriété intellectuelle, l’auteur ne peut interdire les courtes citations, mais à la condition qu’elles soient justifiées « par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’œuvre à laquelle elles sont incorporées ».

Ce moyen de cassation est également rejeté, la Cour de cassation jugeant que la Cour d’appel avait estimé « par une appréciation souveraine de la portée des citations litigieuses » que celles-ci ne répondaient à aucune des fins visées à l’article précité. La Cour d’appel avait ainsi estimé que les citations « n’étaient destinées ni à illustrer une controverse ni à éclairer un propos ou approfondir une analyse à visée pédagogique (…) », et l’éditeur « n’établissait pas davantage qu’elles servaient à enrichir les connaissances du public ».

Enfin, et surtout, la société éditrice contestait la recevabilité de l’action engagée par l’exécuteur testamentaire et le producteur de Jean Ferrat. Selon elle, ces derniers ne pouvaient agir sans mettre dans la cause les coauteurs des paroles des chansons de Jean Ferrat.

La Cour de cassation casse l’arrêt d’appel, en retenant que l’action des demandeurs aurait dû être déclarée irrecevable concernant les paroles des œuvres dont il avait été établi qu’elles étaient des œuvres de collaboration, car la contribution de Jean Ferrat était indivisible de celles des paroliers. La Cour retient que le coauteur d’une œuvre de collaboration doit mettre dans la cause les autres auteurs de l’œuvre dès lors que sa contribution ne peut être individualisée et, en conséquence, casse et annule l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 16 décembre 2016 sur ce point.

La Cour de cassation ayant par le passé jugé que « la recevabilité de l’action en contrefaçon dirigée à l’encontre d’une œuvre de collaboration, laquelle est la propriété commune des coauteurs, est subordonnée à la mise en cause de l’ensemble de ceux-ci, dès lors que leur contribution ne peut être séparée » (Cour de cassation, 5 juillet 2006, n°04-16687), il est désormais clair qu’en présence d’une œuvre de collaboration créée par plusieurs coauteurs dont la contribution ne peut être séparée, l’irrecevabilité est encourue si tous les coauteurs ne sont pas mis dans la cause aux côtés du ou des demandeur(s) ou du ou des défendeur(s).

Antoine Jacquemart