Désignation de gatekeeper dans le cadre du DMA : décryptage des premières décisions de la Commission européenne

La Commission européenne a déclaré, le 6 septembre dernier, avoir désigné 6 opérateurs comme des contrôleurs d’accès (ou gatekeepers), devant de ce fait se conformer à la liste complète des obligations et interdictions du DMA (Digital Market Act), dont l’obligation d’informer la Commission de toute concentration envisagée.

Il s’agit des opérateurs suivants : Alphabet, Amazon, Apple, ByteDance, Meta et Microsoft.

Lors de cette déclaration, la Commission n’a pas publié de détails sur le raisonnement conduisant à une telle qualification.

Aujourd’hui, nous disposons des versions synthétiques de ces décisions qui marquent le point de départ de la pratique décisionnelle de la Commission en matière de DMA.

Pour rappel, en vertu du DMA, la Commission européenne peut qualifier des plateformes numériques comme étant des gatekeepers si ces plateformes constituent entre les entreprises et les consommateurs « un point d’accès majeur pour les services de plateforme essentiels » (ou SPE)[1], étant précisé qu’une entreprise fournissant au moins un SPE est présumée être un gatekeeper si elle remplit les critères de l’article 3(2) DMA[2].

En l’espèce, la Commission a précisé les SPE concernés pour chacun des gatekeepers ainsi désigné.

Par ex., concernant Alphabet, les services d’intermédiation en ligne plateformes Google Maps, Google Play et Google Shopping ont été considérés comme des SPE, ainsi que Amazon Marketplace (pour Amazon), App Store (pour Apple) et Meta Marketplace (pour Facebook).

A l’appui de cette désignation, la Commission apporte notamment les premiers éclairages suivants :  

  • Sur la qualification de SPE :

Le critère relatif à la rémunération notamment est retenu dans le cadre de la qualification d’un SPE.

Apple a ainsi soutenu qu’iMessage ne constitue pas un « service de communication interpersonnelle », et donc pas un SPE, dans la mesure où ce service n’est pas fourni contre une rémunération, n’est pas conçu pour du B2C et ne permet pas de créer un compte professionnel.

Ces arguments sont rejetés par la Commission, selon laquelle Apple reçoit bien une rémunération indirecte du fait de la vente d’appareils sur lesquels iMessage est préinstallé. Ainsi, selon la Commission, iMessage présente bien un « aspect commercial ».

  • Sur la délimitation du SPE :

La Commission considère que la finalité pour laquelle le service est utilisé par les utilisateurs finaux et les utilisateurs professionnels constitue un critère pertinent pour qualifier et délimiter les SPE.

Ainsi, en réponse à Apple qui a soutenu qu’il existait 5 versions différentes de l’App Store pour chaque appareil (par ex., iOS, iPadOS, etc.) – et donc autant de SPE différents – au motif que ces versions auraient des fonctions différentes selon les appareils (pour en déduire que seule la version iOS dépasserait les seuils du DMA), la Commission affirme que l’App Store constitue en lui-même un seul SPE dès lors que le service présente pour les utilisateurs une finalité commune, à savoir l’intermédiation dans la distribution d’applications, et ce quels que soient les appareils.

  • Sur le calcul des seuils de l’article 3(2) du DMA :

La question s’est posée concernant la manière dont les utilisateurs devraient être comptabilisés dans l’appréciation des seuils requis par le DMA, à savoir 45 millions d’utilisateurs finaux actifs par mois établis ou situés dans l’Union et 10 000 entreprises utilisatrices actives par an établies dans l’Union.

Microsoft a ainsi soutenu qu’il faut exclure les utilisateurs non enregistrés sur la plateforme (i.e. simples invités ne disposant pas d’un compte).

La Commission retient qu’une telle circonstance est sans importance pour le calcul du nombre d’utilisateurs « actifs » et rejette ainsi l’argument de Microsoft.

  • Sur le renversement de la présomption de gatekeeper :

Alphabet, Microsoft et Samsung ont pu convaincre la Commission de renverser la présomption de gatekeeper pour certains de leurs SPE (respectivement, Gmail, Outlook.com et Samsung Internet Browser) bien qu’ils atteignent les seuils requis.

– La Commission relève ainsi à l’égard d’Outlook et de Gmail que les services sont fournis sur la base de normes ouvertes et dans un format standard, permettant aux utilisateurs d’interagir avec tout autre service de messagerie électronique.

Les utilisateurs ne sont soumis à aucun contrôle dans leur utilisation.

– Concernant Samsung Internet Browser, la Commission fonde sa décision sur plusieurs motifs parmi lesquels le faible poids du navigateur par rapport à Chrome et Safari (Samsung Internet Browser ne représente que 3,67% des vues de pages web) et le fait que son logiciel dépende de celui d’Alphabet.

Ainsi, ces SPE ne sauraient être considérés comme des points d’accès majeurs.

Pour les SPE désignés comme tels en revanche, les entreprises concernées doivent donc se conformer à l’ensemble des obligations du DMA dans le délai imparti pour chacune, à défaut de quoi la Commission pourra leur infliger une amende allant jusqu’à 10% du CA mondial total de l’entreprise défaillante.

Bref rappel de la procédure devant la Commission :

1. Les entreprises dépassant les seuils de l’article 3(2) DMA en font notification à la Commission.   Ces seuils établissent une présomption simple selon laquelle l’entreprise notifiante est réputée satisfaire aux critères de l’article 3(1) DMA et devrait à ce titre être désignée comme contrôleur d’accès.   En substance, l’entreprise est réputée : (a) détenir un poids important sur le marché intérieur ; (b) fournir au moins un SPE constituant un « point d’accès majeur permettant aux entreprises utilisatrices d’atteindre leurs utilisateurs finaux » ; et (c) jouir d’une position solide et durable dans ses activités.
 
2. L’entreprise notifiante peut cependant joindre en annexe à sa notification des arguments afin de renverser exceptionnellement cette présomption pour un ou plusieurs SPE déterminés.  

3. Pour chaque notification, la Commission dispose de 45 jours pour prendre l’une des décisions suivantes : désigner l’entreprise comme étant un « contrôleur d’accès » au titre de certains SPE ; OU continuer l’examen relativement à certains SPE à travers une enquête de marché (lorsque la présomption est manifestement remise en cause) ; OU accepter le renversement de la présomption (lorsque les arguments présentés suffisent en eux-mêmes à démontrer que la présomption est renversée).   


[1] Les dix services de plateforme essentiels (SPE) énumérés dans le DMA sont les suivants : les services d’intermédiation en ligne comme les boutiques d’applications, les moteurs de recherche en ligne, les services de réseaux sociaux, certains services de messagerie, les services de plateformes de partage de vidéos, les assistants virtuels, les navigateurs internet, les services d’informatique en nuage, les systèmes d’exploitation, les places de marché en ligne et les services de publicité. Une même entreprise peut être désignée comme étant contrôleur d’accès pour plusieurs services de plateforme essentiels.

[2] Les entreprises fournissant au moins l’un des dix SPE ainsi énumérés sont présumées être des contrôleurs d’accès : i) lorsque l’entreprise réalise un chiffre d’affaires annuel déterminé dans l’Espace économique européen et qu’elle fournit un service de plateforme essentiel dans au moins trois États membres de l’UE; ii) lorsque l’entreprise fournit un service de plateforme essentiel à au moins 45 millions d’utilisateurs finaux actifs par mois établis ou situés dans l’Union et au moins 10 000 entreprises utilisatrices actives par an établies dans l’Union; et iii) lorsque l’entreprise a rempli le deuxième critère au cours des trois derniers exercices.