Collecte obligatoire de la civilité : le Conseil d’État entérine les enseignements de la CJUE et censure la CNIL
Conseil d’État, 31 juillet 2025, n° 452850, Association MOUSSE
Le Conseil d’État a rendu le 31 juillet 2025 une décision attendue dans l’affaire opposant l’association MOUSSE à la CNIL, à propos de la collecte obligatoire de la civilité (« Monsieur » / « Madame ») par la SNCF. Ce contentieux, qui avait donné lieu à une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) que nous avions également commenté (voir ici), devrait entraîner des conséquences pratiques dépassant largement le seul cas de la SNCF.
Rappel du contexte et des décisions antérieures
À l’origine de l’affaire : une plainte introduite devant la CNIL fin 2020 par l’association MOUSSE contre la société SNCF Connect, au motif que l’obligation faite aux clients d’indiquer leur civilité – via un choix entre « Monsieur » ou « Madame » – lors d’une commande en ligne est contraire à plusieurs principes du RGPD. L’association dénonçait en particulier l’absence de base légale valide pour ce traitement, son caractère non nécessaire – en contradiction avec le principe de minimisation, son défaut de transparence et la potentielle inexactitude des données ainsi collectées, car le choix binaire entre « Monsieur » ou « Madame » serait inadapté à certaines identités de genre. La CNIL avait toutefois rejeté cette plainte par une décision de mars 2021, estimant notamment que la collecte de la civilité répondait à des usages admis permettant à la SNCF de personnaliser les communications avec ses clients et pouvait se fonder sur l’exécution du contrat de transport.
Dans le cadre du recours porté par l’association MOUSSE contre cette décision de la CNIL, le Conseil d’Etat avait décidé de surseoir à statuer et d’interroger la CJUE sur deux points : la possibilité de fonder la collecte obligatoire des données de civilité sur l’exécution contractuelle ou l’intérêt légitime, et la possibilité de prendre en compte l’existence d’un droit d’opposition pour apprécier le caractère nécessaire d’un traitement de données personnelles sur ce second fondement.
Dans son arrêt C-394/23, du 9 janvier 2025, la CJUE a rejeté la possibilité de fonder la collecte de la civilité sur l’exécution du contrat et, s’agissant de l’intérêt légitime, a exigé une démonstration rigoureuse notamment du caractère nécessaire du traitement. La Cour a également considéré que l’existence d’un droit d’opposition n’avait pas à être pris en considération dans le cadre de l’analyse de la base légale de l’intérêt légitime.
Le Conseil d’État tire les conséquences de l’arrêt européen
En se prononçant le 31 juillet 2025, le Conseil d’État a annulé la décision de clôture de la plainte de l’association MOUSSE, rendue par la présidente de la CNIL le 23 mars 2021.
Il a retenu que cette dernière avait commis une erreur de droit en estimant que le traitement contesté – à savoir la collecte obligatoire de la civilité « Monsieur » / « Madame » – pouvait être fondé sur l’exécution d’un contrat (article 6.1.b du RGPD), à rebours de l’interprétation stricte donnée par la Cour de justice de l’Union européenne dans son arrêt du 9 janvier 2025.
Le Conseil d’État rappelle en effet par renvoi à la décision de la CJUE que, pour qu’un traitement soit justifié par l’article 6.1.b du RGPD, il doit être « objectivement indispensable » à l’exécution d’une obligation contractuelle. Or, la civilité ne constitue pas une donnée indispensable à la réalisation du service de transport ferroviaire. L’objectif de personnalisation de la communication commerciale ou la volonté d’alignement sur des pratiques usuelles ne suffisent pas à caractériser cette nécessité.
S’agissant du fondement alternatif tiré de l’intérêt légitime (article 6.1.f du RGPD), le Conseil d’État a également écarté la possibilité pour la SNCF de mobiliser cette base légale pour justifier la collecte obligatoire des données de civilité. Le Conseil d’État a estimé que, même si la collecte de la civilité permet à l’entreprise de s’adresser aux clients selon des usages sociaux répandus, cet objectif pouvait être atteint sans rendre cette information obligatoire. Il a également considéré que ni la nécessité d’identifier les passagers, ni les spécificités de certains services proposés par la SNCF – notamment l’adaptation des services de transport pour les trains de nuit comportant des voitures réservées aux hommes ou femmes – ne suffisaient à justifier une collecte obligatoire généralisée. Dès lors, le traitement en cause ne pouvait être regardé comme strictement nécessaire à la poursuite d’un intérêt légitime au sens du RGPD.
Le Conseil d’Etat a enfin confirmé que l’exercice ultérieur du droit d’opposition n’avait pas d’impact sur l’appréciation de la nécessité du traitement au titre de l’article 6.1.f du RGPD concernant la base légale de l’intérêt légitime.
Une portée qui dépasse le seul cas de la SNCF
La décision du Conseil d’État a des implications très larges, dans la mesure où la collecte obligatoire de la civilité reste une pratique très répandue dans de nombreux services en ligne. Il convient toutefois de noter que la décision n’interdit pas en soi cette collecte : celle-ci peut demeurer licite si elle est strictement justifiée et ciblée, et non imposée de manière systématique à l’ensemble des usagers.
Ni la CJUE ni le Conseil d’État ne se sont prononcés explicitement sur l’argument soulevé par l’association MOUSSE quant à l’inexactitude du traitement liée à la limitation des choix à « Monsieur » et « Madame », qui ne reflète pas, selon cette association, l’ensemble des identités de genre. Cette question, sensible, pourrait donner lieu à de nouveaux contentieux portés par des associations de défense des droits. Il est également possible que la CNIL précise sa position sur ce point à l’occasion du réexamen de la plainte de l’association MOUSSE, que lui impose le Conseil d’Etat.
Si cette décision est susceptible d’avoir un impact pour de nombreux acteurs, il n’est cependant pas certain que la CNIL en fasse un axe prioritaire de contrôle, compte tenu notamment de la position initiale de l’autorité dans ce dossier.